Ce mercredi 7 juin 2017, le Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles a adopté la résolution concernant la ségrégation ciblée à l’encontre des métis issus de la colonisation belge et ses conséquences dramatiques, en ce compris les adoptions forcées. Mon intervention ci-dessous:

 

«  Monsieur le Président, chers collègues, c’est un honneur pour moi de vous présenter ce travail. C’est la continuation d’un travail  entamé il y a plusieurs mois au Parlement francophone bruxellois, où toutes les familles politiques présentes aujourd’hui sont présentes et où nous avons  travaillé de manière assez originale, soutenue et dans une unanimité presque parfaite, sur le thème.

Nous  y avons travaillé sur une forme qui n’existe pas malheureusement dans notre règlement ici et peut être pour les chefs de groupe présents, c’est quelque chose qui pourrait être développé. Nous avons travaillé à une résolution endossée par la commission des Affaires générales du Parlement francophone bruxellois. Cette modalité n’existe pas dans notre règlement, et c’est dommage.

Nous y avons travaillé sous une forme qui n’est pas proposée dans notre règlement ici. C’est dommage, car, pour des questions comme celle-ci, cela pourrait être judicieux de manière à endosser largement des textes qui ont un caractère un peu particulier comme celui que je vais présenter aujourd’hui. De quoi s’agit-il? Il s’agit de l’histoire de la colonisation, de la décolonisation et de l’indépendance. Il s’agit de l’histoire de plus de 10 000 enfants se déroulant sur une période s’étendant du début du XXe siècle à 1960. Plus de 10 000 enfants donc qui ont été séparés de leurs parents par l’État, par les institutions religieuses, au motif, au seul motif qu’ils avaient une couleur de peau qui n’était pas la bonne.Ces enfants étaient métis, ces enfants étaient issus pour la plupart issus d’unions entre des pères blancs et des mères originaires d’Afrique subsaharienne – avec quelques cas, très rares,  dans l’autre sens.

Laissez-moi vous lire tout d’abord deux témoignages. Pour commencer, voici celui d’Evelyne Schmit qui a aujourd’hui65 ans. Il a été recueilli en 2016. Elle témoigne dans un magnifique reportage que je vous conseille, intitulé «La couleur du péché». « La couleur du péché », c’est la manière dont les missionnaires et les sœurs parlaient des métis.

Voici ce qu’elle a raconté: «À deux ans et demi, mon père Pierre Schmit est venu m’arracher des bras de ma mère. Il attendait que je sois propre pour pouvoir me placer dans un internat spécial pour métis. Il a dû s’y reprendre à plusieurs fois pour me trouver, car ma mère me cachait à chaque fois qu’il venait. Il a d’ailleurs fini par m’emmener de force.» Elle dit ensuite: «La plupart des pères blancs ne voulaient pas que leur enfant métis grandisse dans la culture africaine. Ils voulaient qu’on reçoive une éducation occidentale, qu’on s’habille, qu’on mange et qu’on parle comme des blancs.» Sur son enfance moins précoce, lorsqu’elle était  à l’orphelinat, elle dit encore: «Je me rappelle que nous nous demandions souvent pourquoi nous étions loin de nos parents, qu’avions-nous fait pour être mis à l’écart? Nous en avons déduit que c’était à cause de notre couleur de peau. Il y avait les Blancs, les Noirs et puis il y avait nous.» Le commentateur du reportage dit alors: «Il faut dire que les métis ne viennent pas seuls à cette conclusion». Il explique alors que les missionnaires rappelaient souvent aux métis que leur peau portait «la couleur du péché».

Evelyne Schmit dit encore bien plus tard: «Il y a quelque chose qui nous a tous fait souffrir et qui a forgé notre identité commune. C’est le sentiment de n’appartenir à aucun groupe, de toujours passer pour l’étranger. En Afrique, on me pointait du doigt dans la rue. On se moquait parfois de moi. En Belgique, les parents ne laissaient pas leurs enfants jouer avec moi à cause de ma couleur de peau et de ma situation d’orpheline. Aux États-Unis, les gens de la communauté afro-américaine m’ont rejetée en apprenant que mon père était blanc. Partout où j’ai vécu, le même schéma se répétait: il y avait les Noirs, les Blancs et puis moi, là, entre les deux.»

Ce témoignage est poignant et nous montre combien limiter une personne à sa couleur de peau peut faire des dégâts. Ici on passe par les métis pour cela mais c’est clair que  la dichotomie identitaire, c’est quelque chose qui fait des dégâts terribles dans nos sociétés encore aujourd’hui.

J’aimerais maintenant vous lire le témoignage de Madeleine Apendeki, mère d’enfants métis. Cette dame avait deux filles qui lui ont été enlevées. Son témoignage a été recueilli il y a bien des années en 1986 à Uvira au Congo.

Madeleine Apendeki dit ceci: «La sœur Edmée m’a dit que cette dame est venue d’Europe et s’est rendue au parquet afin de demander une autorisation d’aller chercher un enfant à l’internat de Save, car elle n’avait pas d’enfant.» Précisons que l’internat de Save est un internat souvent mentionné lorsqu’on parle de cette thématique. C’est un internat du Rwanda, duquel sont venus près de 300 enfants en Belgique à l’indépendance.

«Quand elle est arrivée à Save, la dame venue d’Europe a choisi votre fille et c’est pour cela qu’on vient vous demander si vous acceptez que votre fille aille en Europe pour continuer ses études à charge de cette dame.» Madeleine Apendeki poursuit: «J’ai refusé catégoriquement. La sœur Edmée a essayé de me calmer, mais j’ai refusé. Ils ont dû fuir avec l’enfant dans la voiture. J’ai essayé de courir après la voiture, mais c’était impossible.» Plus tard dans son témoignage, elle dit: «Je demande à mes enfants de ne pas penser que je les ai abandonnées.»Vous voyez les traumatismes subis de part et d’autre.

Avant de continuer, à ce stade, je voudrais remercier l’Association des Métis de Belgique (AMB) parce que nous avons travaillé pratiquement «main dans la main» au Parlement francophone bruxellois. C’était un travail très original et intéressant. Nous avons pu entendre les témoignages de ces personnes. Je voudrais remercier en particulier François Milliex, président de l’AMB, et son épouse ainsi que Charles Géradin, vice-président de l’AMB et François d’Adesky pour leur aide. Je remercierai également l’historien Assumani Budagwa.

Je vais quand même rappeler brièvement le contenu de la résolution. En ce qui concerne plus particulièrement la Communauté française, notre assemblée, l’idée de s’emparer nous aussi du thème et d’avoir de quoi  interpeller notre gouvernement à ce propos.

Deux points figurant dans la résolution concernent les demandes formulées à notre gouvernement. La première est relative à la consultation des archives de l’adoption. Améliorer la possibilité pour les enfants non adoptés – ici les métis – de consulter toutes les archives qui les concernent. La seconde vise à encourager notre gouvernement à s’intéresser à la sensibilisation et la promotion de l’histoire et de la mémoire portant sur la question des métis dans les domaines de la culture et l’éducation en Communauté française. Nous reprenons par ailleurs toute une série de demandes formulées au gouvernement fédéral qui concernent en particulier l’acquisition de la nationalité et les questions de réparation et de retrouvailles avec les mères encore au pays.

Chers collègues, je souhaiterais enfin attirer votre attention sur l’importance de la question des métis issus de la colonisation belge. Pourquoi ce sujet est-il important aujourd’hui ?

Tout d’abord et c’est le plus important à mon avis parce que ces enfants du colonialisme ont aujourd’hui entre 50 et 80 ans. Leur vie ils l’ont vécue pendant 50 à 80 ans amputés d’une part de leur identité, amputés d’une part d’affection maternelle, amputés la plupart du temps d’une part d’affection paternelle.

Cela signifie qu’il est encore temps, qu’il est plus que temps de reconnaître leurs souffrances. Cela signifie qu’il est encore temps, qu’il est pus que temps de débloquer certaines situations, comme l’accès aux archives ou les questions sur la nationalité. Cela signifie qu’il est encore temps mais qu’il est tout juste temps de profiter de leurs témoignages pour écrire l’histoire. Ecrire l’histoire ce n’est pas facile. Ecrire l’histoire au  plus près de la manière dont elle a réellement été vécue. Car ce sont des passeurs d’histoire, et là réside la deuxième raison de se préoccuper de cette question aujourd’hui.

Car l’histoire du «problème mulâtre», c’est comme cela qu’on l’appelait à l’époque au niveau politique.L’histoire du problème mulâtre, c’est une histoire de racisme. Un racisme porté au rang de politique étatique et des institutions religieuses.

Aujourd’hui, l’Église a fait ses excuses pour cette histoire. Alors, on arguera, à raison de ce qu’il ne faut pas juger le passé avec les lunettes du présent. Mais le passé nous enseigne comment nous comporter – ou ne pas nous comporter – dans le futur. Nous avons une liberté par rapport à ce qu’il nous enseigne, ce passé. Nous avons un devoir par rapport à ce qu’il nous enseigne.

Alors pourquoi les métis ont-ils été mis à l’écart de la société à l’époque? Pourquoi ont-ils été enlevés à leurs parents?

La raison pragmatique évoquée par les autorités politiques et religieuses pour séparer et traiter différemment les métis était l’abandon que connaissaient une série d’entre eux par la société africaine. En effet, lorsqu’ils sont de père inconnu ou disparu, les enfants métis sont parfois mis au ban de leur famille maternelle, du fait que le droit coutumier africain était celui du père.

Mais le «problème mulâtre» est plus complexe. C’est un problème consubstantiel à la colonisation. L’existence des «sangs mêlés» – une autre manière d’en parler à l’époque remplacée aujourd’hui par le mot plus doux de « métis » bouleverse terriblement l’organisation sociale du monde des colonies.

Ainsi en décembre 2012, dans la Revue dhistoire de lenfance «irrégulière», après deux années de travaux  dans les archives du Centre d’Études et Documentation Guerre et Sociétés contemporaines (CEGESOMA) et une analyse approfondie notamment des archives de l’orphelinat de Savé au Rwanda, Sarah Heynssens, historienne diplômée de l’université de Gand, note que «le simple fait de leur existence menace les fondements idéologiques de la domination coloniale, laquelle se base sur la suprématie “naturelle” de la race européenne.»

En effet, la Charte coloniale de 1908 et la législation sur la colonisation se construisent sur les dichotomies raciales mentionnées antérieurement. Quelles sont-elles? Blanc/Noir, Européen/indigène. Blanc contre Noir, Européen contre indigène. «Des règles différentes s’appliquent aux Européens et aux Africains et la position dans la société coloniale est déterminée par cette distinction». Et Sarah Heyssens de conclure: «La façon dont le colonisé et le colon gèrent ce problème démontre comment les frontières entre Européens et non-Européens, colonisé et colonisateur, sont inventées, imaginées et reproduites sous l’ère coloniale et même au-delà».

Je me permets de citer une belle phrase que Christiane Taubira a prononcée hier et qui porte le même message: «Le combat pour l’égalité entre hommes et femmes est matriciel. Il rappelle qu’aucun fait naturel n’est supérieur à un fait culturel.»

De fait, le «problème mulâtre» met un sérieux coin dans le paradigme de la «mission civilisatrice» du colonisateur. Ainsi, il est intéressant de noter qu’au début de la conquête des colonies, les mariages mixtes et les relations avec les indigènes sont encouragés, parce qu’ils sont considérés comme facilitatrices de l’entreprise coloniale. Mais dans une deuxième phase, lorsque l’idée de la mission civilisatrice portée par des colons dépositaires de valeurs morales et culturelles supérieures est qu’ils doivent pouvoir les inculquer aux «nouvellement civilisés», les relations entre blancs et noirs sont alors perçues comme un ferment de décadence morale et de dégénérescence de la race. L’expression «blanchir l’âme des métis» affleure.

Les circulaires aux fonctionnaires coloniaux se suivent alors et se ressemblent : il est en fait immoral de s’unir avec un partenaire de race différente ! Mais devant l’échec de ce mode de traitement du problème, d’autres choses sont essayées. Il est ensuite décidé d’envoyer davantage de jeunes hommes issus des bonnes familles catholiques. Mais malheureusement, cela ne change rien: les métis sont toujours plus nombreux. Les estimations varient, mais un chiffre régulièrement cité est celui de 10 000 enfants. C’est probablement plus, on ne le sait pas exactement aujourd’hui.

Enfin, le «problème mulâtre» renvoie à une autre menace. Le « problème mulâtre » renvoie au soulèvement des esclaves durant la guerre d’indépendance en Haïti à l’aube du 19e siècle. Là, les métis avaient pris la tête du mouvement d’indépendance. Et toutes les puissances coloniales ont ensuite eu peur du métissage, craignant cette classe intermédiaire qui pourrait prendre la tête d’une majorité perçue comme «inculte » et « inférieure».

Comme vous le voyez, les raisons politiques de séparer et de traiter différemment les enfants métis étaient donc multiples. Je vais conclure.

Derrière une histoire sans assassinats, derrière une histoire sans morts, derrière une histoire bien réglée par le corps social tout entier, il y a un grand malaise et d’immenses souffrances. Un grand malaise consubstantiel de l’entreprise coloniale et nous allons peut-être encore le ressentir aujourd’hui dans cette assemblée. De grandes souffrances pour des enfants,  des mères et des pères déchus d’une partie de ce que l’on considère aujourd’hui comme leurs droits par cette entreprise coloniale, en toute légalité à l’époque

Chers collègues, il est temps pour nous d’apporter notre pierre à la reconnaissance de cette histoire là.

C’est notre histoire.

Je vous remercie.